Le temps des regrets

Il y a trois mois, Adrien est mort.

 

Adrien, c’était un garçon simple, délicieux, exceptionnellement beau : il avait des traits fins et un sourire radieux, une chevelure sauvage qui rendaient ses yeux verts d’autant plus brillants. C’était il y a bien longtemps, dans un petit patelin près de Rennes, où je venais passer une semaine à l’abri de Paris et de son ennui estival. Il avait ce quelque chose, Adrien, cette spontanéité qui se trouve si rarement aux coins des rues. Et ces yeux. Ces yeux si verts, si perçants et rieurs à la fois.

Oh, Adrien, te souviens-tu comme on chantait sous les étoiles ? Lovés l’un contre l’autre dans un hamac de fortune, tu me contais tes doutes et tes espoirs… Il y avait cet accord tacite entre nous, cet interdit qui nous empêchait d’avancer. Et pour cause, on comptait la distance d’abord, mon petit-ami ensuite, qui attendait sagement à Paris que je revienne pour qu’on se sépare seulement quelques mois plus tard. Un seul instant sublime perdure encore dans la mémoire de notre romance éphémère. Moi, emmitouflée dans une couverture immonde, sifflant dans le froid nocturne ma dernière cigarette, et toi, derrière la vitre, à me narguer gentiment de tes sourires et tes regards. Tu t’es collé à la vitre et tu m’as murmuré des mots que je n’entendais pas, que je n’entendrai jamais, couverts par le boucan de nos compagnons de soirée. Et puis j’ai cerné le mouvement de ta bouche, délivrant un message unique, marqué ensuite d’une longue pause où tes yeux n’ont pas quitté les miens. “C’était bien, cette semaine avec toi”, et tu as posé ces lèvres contre la vitre, attendant patiemment que je scelle à jamais cet instant flottant dans le temps et l’espace. J’y ai posé les miennes à mon tour, furtivement, maladroitement. Le froid des nuits bretonnes m’a pris soudain, et j’ai dû trembler si fort que ma cigarette en est tombée. Profitant de mon inattention, tu as disparu, rejoignant la sulfureuse partie de poker qui faisait rage dans le salon.

Le lendemain, je suis partie, et si le souvenir reste, les sentiments se sont apaisés bien vite, si vite que l’année suivante, et celle d’après encore, je t’aidais devant cette même vitre à écrire une chanson pour ta nouvelle dulcinée.

 

Je le conserverai longtemps dans un petit tiroir de mon coeur, cet Adrien. J’aurais aimé le remercier et le prendre dans mes bras, comme on serre contre soi un frère longtemps éloigné. J’étais jeune à cette époque, et l’amour m’avait battue de nombreuse fois, et je n’en attendais déjà plus rien. Le peu qu’il m’a donné m’a remplie d’une vigueur nouvelle, et je lui dois une certaine forme d’épanouissement, dissipant la rancoeur et la peur que je ressentais à l’égard de l’autre sexe.

 

Et si sa disparition soudaine m’a bouleversée, ce n’est pas tant parce que la mort nous prive des êtres chers, mais parce qu’elle nous remémore toutes les occasions manquées. Les mots qu’on a pas osé dire, les attentions qu’on a pas pu porter. La mort nous plonge dans les souvenirs doux-amers qu’on se repasse les yeux fermés, la nuit, à la lueur des phares de voiture sur le plafond blanc d’une chambre monotone. Le regret et son goût acre nous mord comme la première tasse de café du matin, et ses vrais arômes ne se diffusent qu’au bout d’un certain temps, avec l’âge, l’habitude, et la sagesse sans doute aussi. Je chéris maintenant mes souvenirs d’Adrien, et si une larme coule parfois, elle roule sur ma joue par gratitude plus que par tristesse. J’ai et j’aurai toujours des regrets, celui d’abord de ne pas l’avoir mieux connu, de ne pas avoir pu devenir une véritable amie. Et si la mort est le dernier obstacle, infranchissable, elle permet de nous rendre compte aussi bien des occasions perdues que des moments réellement vécus. Je ne dirai pas tout ce que j’avais à dire à Adrien. Je me murmurerai ces mots à moi-même, dans l’obscurité de ma chambre monotone, avec pour seuls interlocuteurs ces phares qui dansent sur mon plafond. Je lui répondrai à mon tour combien ma semaine a été fantastique et ô combien le souvenir de cette vitre hantera avec l’éclat d’un feu d’artifice sa mémoire.

 

Si je me remémore soudain Adrien, c’est parce qu’hier nous avons vu partir Nina, petite chatte épuisée d’une quinzaine d’année. Comme c’est égoïste de s’attacher à un animal, comme c’est masochiste, de l’observer vivre sa courte existence en sachant pertinemment qu’on la verra se finir, un jour, bien avant que notre propre fin ne vienne. Et tout comme Adrien, ça faisait des mois, peut-être des années que je m’étais séparée d’elle, la laissant à l’affection débordante de ma soeur. Tout comme Adrien, ce n’est qu’à l’annonce de sa mort imminente que je me suis trouvée emprisonnée par mes regrets, par ces souvenirs de nuits d’automne, le chat roulé contre mon ventre, sa respiration paisible, son sommeil sans rêves.
En sortant de chez le vétérinaire, j’étais en colère. Un colère terrifiante, écrasante, celle de n’avoir pas su lui dire adieu, de n’avoir pas ravalé ma fierté avant qu’il ne soit trop tard. Je la revois, effrayée, sur la table, posée sur sa couverture. J’ai détourné les yeux, je lui ai timidement tapoté la tête ; je n’aime les drames et les séparations déchirantes que dans les films, loin de la réalité des effusions de sentiments que j’évite au jour le jour. Cette nuit, j’ai regardé les phares dansant sur le plafond, et j’ai réalisé que le regret m’écrasait bien plus que les souvenirs que j’avais d’elle. C’était stupide, c’était même révoltant. Elle était magnifique, Nina, cette petite peste paranoïaque qui m’amusait tant. J’oublierai ma dernière vision d’elle, malade, fatiguée, tout comme j’ai préféré ne pas m’imaginer les circonstances épouvantables de la mort d’Adrien. Je ne garderai d’elle que son museau humide posé contre mon bras, son ronronnement doux et constant, sombrant à l’unisson dans un sommeil paisible.


Dans l’ombre de la nuit, mes souvenirs perdurent toujours.

 

Nina